Femme à la rue, on vous dit que c’est dur. Mais tant que vous n’avez pas croisé les grands yeux bleus de Kamir à moitié cachés sous l’ombre de sa capuche, vous n’imaginez pas vraiment à quel point c’est dur. Il faut voir les traces rouges sur son dos, parce qu’une nuit, un type de son squat à Châtelet l’a trainée par les cheveux, « il voulait baiser, je voulais pas ». Il faut voir ce qu’il lui reste de dents parce qu’un ex, « le Martiniquais », lui tapait trop sur la gueule. « Mais là j’attends ma CMU, je vais pouvoir arranger ça. » Il faut l’écouter parler de son gars avec de la tendresse dans la voix. Lui, il est en prison pour avoir frappé un condé, un de ces mauvais soirs où il avait perdu le contrôle. C’est le père de sa fille, et elle attend sa sortie avec l’impatience d’une enfant, « c’est pour bientôt normalement, septembre ». Ce qui ne l’empêche pas d’en prendre un autre parfois, parce qu’être seule dans la rue, c’est être exposée à la violence en permanence. Jusqu’à se rendre compte que celui-là aussi, il lui tape sur la gueule.
La première chose dont elle vous parle, Kamir, c’est tous ces gens qu’elle a aimés et qu’elle a perdus. « Mon père, décédé de la prostate il y a 10 ans. Ma mère, qui n’est plus pareille depuis son AVC il y a 6ans. Ma grande sœur, morte, brûlée, en 2010. » Et même son chien, Max, un boxer avec lequel elle a grandi. Alors avec son homme en cage, il lui reste qui ? Sa gamine, Shayna. Elle a 8 ans, et l’année dernière, elle a été diagnostiquée d’une leucémie. En ce moment, elle est soignée dans sa famille maternelle, tant bien que mal, malgré le fauteuil roulant de la grand-mère diminuée, et un oncle qui n’aime pas vraiment la vie tortueuse de sa soeur.
On ne sait pas si l’isolement mène à la rue, ou si c’est la rue qui isole. Mais ce qui frappe encore plus que son visage marqué par la galère, c’est l’immense solitude de Kamir. Ça doit être pour ça qu’elle aime les bêtes. « Mon truc, c’est les animaux. J’avais demandé à mon père, paix à son âme, de m’envoyer aux Antilles pour les vacances, pour que je suive une formation. Je voulais être dresseuse de dauphins. Mais ça coûtait trop cher. » Aujourd’hui, elle voudrait faire une remise à niveau de son CAP, revenir à ses premières passions, travailler dans le soin des bêtes.
Son objectif, ce qui la fait tenir, ce qui la pousse à vouloir quitter la rue, c’est Shayna. « C’est ma fille, je la veux, je la veux près de moi tous les jours. Ma mère ne peut plus s’occuper d’elle, dans son état, ce ne sera bientôt plus possible. Et si je l’ai avec moi, je ne bois pas. L’autre jour, on a passé l’après-midi aux Tuileries. Elle n’a pas fait des manèges trop hauts, à cause de la sonde, pour la leucémie. J’ai pas pensé une seule seconde à boire de l’alcool, et elle, elle ne voulait plus me quitter. Mais quand elle est pas là, je picole, je fume des joints. Parce-que je suis malheureuse. Donc maintenant, ce que je veux, c’est un appartement thérapeutique, être sevrée, soignée, et m’occuper de ma fille. C’est mon rêve. »
Quand on lui demande quel est le plus gros problème dans la rue, Kamir elle ne prend pas de gants. « C’est la violence. Et le manque d’affection. » Pourtant, à Beaubourg, elle a des gens qui pensent à elle, et qui se soucient d’elle. « C’est une bande de filles, des lesbiennes. Elles ont été là pour moi, depuis le jour où j’ai fait mon coma. La dernière fois, ça faisait longtemps qu’elles m’avaient pas vue… Elles ont pleuré. Je crois qu’elles s’inquiètent pour moi. Comme mon mec, quand il m’écrit depuis Fleury. »
Pourquoi elle bouge pas ? Pourquoi elle reste à Châtelet, pourquoi elle ne rejoint pas cette bande de filles à Beaubourg ? « Parce qu’ici, c’est mon domaine. C’est comme un aimant. Pourtant, je te jure, j’en ai marre de voir les mêmes gueules tous les jours. J’en ai marre. Mais je peux pas décoller. » En fait, elle n’ira nulle part sans son homme. Même si elle s’est déjà faite violer à deux reprises, dans ce squat de Châtelet, « quasi sous les yeux des flics, ils n’ont rien fait, on fait rien pour nous ». Nous, entendre les femmes SDF. Elle n’ira nulle part, même si à chaque fois qu’elle essaye de bouffer tranquille, un des types du quartier vient l’emmerder pour avoir sa ration sur la sienne.
Comment Kamir est arrivée dans la rue ? Histoire banale d’errance épousée trop jeune. Elle est partie en Martinique et en Guadeloupe avec sa grande soeur à un âge où l’on est censé grandir dans un cadre familial aimant et structuré. Elles sont tombées dans le crack, l’alcool, les mecs. Et rien ne s’est plus passé facilement. Jusqu’au jour où la grande soeur est morte, à Paris. Au fait, comment est-elle morte, vraiment ? Ça veut dire quoi, brûlée ?
Il ne faudra que quelques secondes de silence, son regard bleu glacé perdu dans le vague, pour que Kamir crache le morceau. « Elle a voulu quitter son mec. L’Antillais. Il l’a brûlée, et il s’est suicidé. C’est comme ça. »
Il y a tant de façons d’aborder la violence qui s’exerce contre les femmes dans notre société.
Kamir n’a que 29 ans et pourtant, à elle toute seule, son histoire en raconte tous les méandres.