Sabine est une idole. Une personnalitĂ© vĂ©nĂ©rĂ©e, emblĂ©matique, incontournable, « qui suscite de la tendresse » comme le veut la dĂ©finition. Comme toutes les idoles, elle est victime de son succès : il est impossible de passer un bout d’après-midi Ă ses cĂ´tĂ©s sans ĂŞtre interrompues par des accolades, des bises claquĂ©es, des interactions amicales et, plus rarement, des altercations musclĂ©es gĂ©nĂ©ralement soldĂ©es par une rouste vocale, avant un retour au calme.Â
« Nan, pas la bagarre. Moi c’est à l’intonation. C’est comme si je te donnais un ordre : dégage, putain de merde. »
Tout le monde veut un petit bout de Sabine. Faut dire qu’elle en jette, magnétique, assise en tailleur à deux pas de la Canopée des Halles, à l’ombre des pruniers qui ne sont plus en fleurs puisque c’est la fin de l’été. Elle est parée de dizaines de colliers dont elle égrène les perles tout au long de cet entretien, au rythme de son récit. Il faut beaucoup citer Sabine pour saisir sa gouaille. Tâcher de reconstituer les tréfonds rocailleux de sa voix de fumeuse. Et espérer restituer un tout petit bout de son aura immense. Elle est franche, douce, dure, et rebelote. Seul son regard reste caché derrière des lunettes Celine carrées rose bonbon, le tout dernier modèle, celui dont la coupe fait penser aux lunettes distribuées dans les ciné pour regarder des écrans 3D. L’offrande d’un commercial qui bosse chez un opticien du quartier.
Sabine a ses affaires posées autour d’elle, et celles d’autres aussi, toute une bande qu’elle côtoie depuis des années. Celles de Saïd, par exemple, qui en profite pour venir nous interrompre. Faut qu’il récupère son sac. «Ça va, Sabine ? Ah tu fais ton intéressante parce qu’il y a des gens c’est ça ? » « J’en ai marre qu’on vienne me saouler, me gratter quelque chose. Puis Saïd il m’énerve. Là il est pété, et en plus il est en plein cagnard. Après il va nous faire une crise d’épilepsie. Il a déjà fait, et c’est moi qui ai levé sa tête, essayé d’ouvrir sa bouche… je m’en rappelle bien de celle-là . » On lui demande si elle a le diplôme de secouriste. « Non, j’ai même pas le brevet. Mes frères eux l’ont. Moi j’ai appris. »  « M. 3 fois je l’ai sorti d’épilepsie. Kamir une fois. Et Saïd, une fois. »
Il incombe souvent aux femmes de s’occuper des autres, et Sabine ne fait pas exception. On met du temps Ă arriver Ă elle. La discussion tourne de prĂ©fĂ©rence autour de ses multiples proches et connaissances qu’Agy, fondatrice de l’association, connaĂ®t bien. Sabine raconte qu’elle a prĂŞtĂ© une tente Ă Kamir pour qu’elle dorme toute seule, enfin. Elle donne des nouvelles de Tyty « il est calĂ© avec une femme qui s’appelle Sabine aussi… il est pas très en forme, il avait commencĂ© une formation qui lui as pris la tĂŞte, donc il a arrĂŞtĂ©. »Â
Elle dĂ©bouche du rosĂ© et en verse une lampĂ©e dans les plantes : « ça, c’est pour les absents ».Â
Ça ne la dérange pas plus que ça, que du monde vienne la « saouler », comme elle dit. Sabine sait délimiter à la voix le périmètre dans lequel elle se sent à l’aise. Et surtout, elle aime être entourée. « J’aime bien mon quotidien moi. Comme je travaille pas, - j’aime bien voir les gens que j’aime. Qu’est-ce que tu veux faire ? Tu crois que je vais regarder l'Église toute la journée là ? Ben non. J’ai envie de discuter, j’ai envie d’écouter de la musique avec des amis. En plus j’ai pas trop la santé hein. Je viens ici parce que je connais les gens, et que ça fait plaisir de pas être seule. Regarder les plantes ou les murs, ça m’intéresse pas. Ça m’apprend rien. Je vais les regarder pousser comme ça ? Eux, ils peuvent m’apprendre des choses en discutant. Mais seule, t’apprend rien. Ou alors tu bouquines. Mais j’ai arrêté ça. Ça fait long time hein. »
La rue est sa maison depuis 14 ans. Elle a presque toujours Ă©tĂ© dans le coin. 5 mois Ă Vincennes, 3 mois Ă Croix de Chavaux, Château Rouge un an et demi. « J’ai toujours Ă©tĂ© là … mĂŞme quand j’étais ailleurs, je revenais ici. Comme un aimant. »Â
Sabine et Agy se sont rencontrĂ©es il y a 7 ans dĂ©jĂ , « sous les arcades ». Ă€ l’époque, Sabine vivait sur la place oĂą s’érige aujourd’hui la luxueuse Fondation Pinault. « Les travaux ont durĂ© des annĂ©es, et on nous a foutu la paix. » La vie y Ă©tait gaie et tranquille. «Pendant quelques annĂ©es on a pu laisser nos tentes. La mairie venait. Fallait que ce soit nettoyĂ©, tout ça, mais ils nous viraient pas. » Stable ? « StabilitĂ©, ouais, mais c’est pas une stabilitĂ© d’être dans la rue. » Et un jour : « disons que moi j’étais partie prendre ma douche ailleurs, et puis je suis revenue, j’avais plus rien. La mairie est passĂ©e. C’est assez souvent qu’ils prennent nos effets. Il n’y a pas qu’à moi. Y’en a plein Ă qui c’est arrivĂ©, des copains, des copines… si c’est pas pris par la mairie, c’est des vols. Des trucs bizarres. C’est la rue quoi. »Â
Si il y a une chose que Sabine tient à dire, « c’est que ça a bien changé en des années. Il y a de plus en plus de voleurs. Les flics sont partout la journée. Mais les voleurs rôdent la nuit. Tu crois que tu vois un flic la nuit ? Faut qu’il y ait une connerie vraiment énorme pour que les flics ils bougent. La nuit t’en vois pas un, et c’est là que t’as le plus de vols. Tout ça, ils s’en foutent. Je me suis déjà fait voler trois fois en une semaine. Mes papiers, nanani, nananère. Rien que la semaine dernière ! En trois jours, pouf, plus rien. » Sabine tient également à souligner qu’il y a de plus en plus de femmes dehors. « De plus en plus de gens, et de plus en plus de femmes. L’Agora ça fait long time que je connais. Rien que là -bas, il y en a une douzaine aujourd’hui.»
Ă€ la question est-ce que c’est la drogue qui mène Ă la rue ou la rue qui mène Ă la drogue, elle rĂ©pond « Y’en a elles sont tombĂ©es dedans parce qu’elles ont fait des mauvaises connaissances, et y’en a elles Ă©taient dedans, elles ont tout perdu, et elles se retrouvent là ». « Et y’a pas que la drogue hein. L’alcool aussi, c’est la plus grande addiction dans le monde. » Est-ce que l’addiction se manifeste forcĂ©ment quand on vit dans la rue ? Sabine rĂ©pond que non. Mais qu'elle, ça fait plus de trente ans qu’elle picole, -mais pas Ă mĂŞme la bouteille, qu’elle prend soin de transvaser dans une gourde rose. « Moi je suis une alcoolique ! Mon pote, ça fait plus de 30 ans que je picole. C’est vraiment une addiction, comme une drogue. Le cannabis c’est pareil. Après j’ai goĂ»tĂ© d’autres drogues, mais ça, c’est terminĂ©. Avec le problème que j’ai, c’est mĂŞme plus la peine ».Â
Sa santĂ© la prĂ©occupe. Si il n’en Ă©tait pas question, son besoin urgent de quitter la rue s’évaporerait. « Moi pour l’instant faudrait que je me case. J’ai fait une demande pour pouvoir ĂŞtre chez moi, pas ĂŞtre comme ça, parce que je suis pas bien. Si j’avais la pĂŞche, j’en ai rien Ă foutre, j’reste dehors. » Sabine est Ă©paulĂ©e dans ses dĂ©marches administratives par M., qui travaille pour le Cercle Montesquieu d’EmmaĂĽs. Elle connaĂ®t aussi la directrice du centre depuis 13 ans. Elle attend encore un papier des impĂ´ts, mais ça devrait le faire. Sabine en connaĂ®t un rayon sur la mĂ©decine. Elle nous raconte avec prĂ©cision ses nombreux rendez-vous mĂ©dicaux, son suivi Ă Cochin, les examens qu’elle connaĂ®t par cĹ“ur et qui l'excĂ©dent d’avance. « Le 31 j’ai une endoscopie. Je vais passer la nuit Ă l’hosto - mais bon, c’est pour vĂ©rifier. J’ai un truc de 2 cm sur le pancrĂ©as… J’étais au Bachaumont faire une radio… Et mon hĂ©matologue m’a dit qu’il fallait vĂ©rifier, parce que l’autre il dit que c’est rien mais… Il en sait rien. Ça peut ĂŞtre une boule de graisse, comme ça peut ĂŞtre une tumeur. J’ai dĂ©jĂ eu une tumeur alors hein. J’ai fait mammographie, biopsie… tout le bordel lĂ , j’en ai marre. Mais faut pas que je loupe, sinon ils vont me remettre le rendez-vous un an plus tard, alors que j’ai rien demandĂ©. Ils me lâcheront pas ».Â
Quand on lui demande si le cannabis aide avec ses douleurs, elle s’en dĂ©fend illico « Ah non ! Ça c’est pas du CBD hein. Le CBD j’aime pas, parce que moi je fume ça pour ma dĂ©fonce. Après, je me sens mieux. » Est-ce que ça adoucit un peu la vie, ces produits ? Sabine rĂ©pond simplement qu’elle est une grande consommatrice.Â
« Si j’ai pas ça, je suis malade nerveusement. J’ai commencé jeune. Je fumais en douce derrière mes parents. Moi c’est : addict. Y’a pas tu vas me dire t’arrêtes de fumer, ou alors tu me fous en prison, ou chais pas, à l’hôpital, et encore ! Quand j’y suis allée là , je fumais. Même le médecin faisait sortir mon lit avec mes appareils. Il savait, parce que moi je dis la vérité. Faut dire la vérité sur ce que tu consommes. Pour calmer l’alcool, il me foutait du Valium - j’étais pas au courant. Quand j’ai vu la pochette j’ai dit : « c’est quoi ça ? C’est du Valium madame. » J’ai dit : « j’ai pas demandé de valium ! »
Le passĂ© plus lointain encore se dĂ©voile en filigrane, racontĂ© par le rĂ©cit tendre que Sabine fait des autres. Reflue, par vagues. « Ma maman est très malade. » « On s’appelle. J’ai le numĂ©ro dans ma tĂŞte. Celui-lĂ , j’arrive Ă le retenir. Elle s’est fait enlever la vĂ©sicule biliaire. Elle a dĂ©jĂ de la polyarthrite, un problème aux os. Elle a trois dialyses par semaine. Dernièrement elle a chopĂ© la lĂ©gionellose en faisant une dialyse. Tu vois pas le dĂ©lire toi ! Tu vas Ă l’hosto, tu chopes ça… »  Sa mère a 73 ans. Elle a eu Sabine Ă 23 ans, exactement l’âge que Sabine avait lorsqu’elle a accouchĂ© de son aĂ®nĂ©e. Sa fille quant Ă elle a eu son premier enfant Ă 16 ans. Sabine n’était pas lĂ , elle l’a su en tĂ©lĂ©phonant, qu’elle Ă©tait une jeune grand-mère de 39 ans. Aujourd’hui elle l’est mĂŞme 3 fois.Â
Sabine a sa première fille M. à 23 ans donc, et D. un peu plus tard, en 99. Puis il y a eu le dernier, E. « Il est posé, il travaille. Tous les trois ils travaillent, ils ont une maison, ils vont bien. Ma fille me casse les couilles pour que je vienne habiter près de chez eux. Vers Lyon. Mais j’ai pas envie d’aller là -bas !  Elle veut devenir assistante sociale. J’étais pas là quand elle a accouché, il y 11 ans. Son mec est bien, il s’occupe bien des gosses, il travaille et voilà … tutti bene. » On revient sur le cadet, E. « Le dernier j’ai pas beaucoup vécu avec. »
Pourquoi ? Sabine répond d’un mot « Violence. » Et à notre hésitant « du père ? »
« À ton avis. J’ai été femme battue moi. J’ai même fui mon logement. Mon fils a eu un traumatisme sous dural. Jusqu’à l’âge de ses 6 ans il faisait des IRM. Un bébé de trois mois mon pote. Quand il a eu le syndrome du bébé secoué. Alors c’est bon, on arrête de parler de mes gosses. »
Par le reste de la famille, on dĂ©couvre le mĂ©tier de Sabine. Elle qui a vĂ©cu 2 ans et 7 mois près d’Ajaccio nous raconte sa prĂ©fĂ©rence pour la corse du sud, celle qui est nature, mais pas montagneuse, aride et impraticable. « J’allais au boulot, la mer elle Ă©tait un tout petit peu plus loin que le rosier lĂ -bas. J’étais vendeuse en pâtisserie, comme je suis pâtissière de mĂ©tier. » Sabine est diplĂ´mĂ©e de l’acadĂ©mie de Reims en 92, un examen qu’elle passe sans amour aucun pour la pâtisserie mais « j’aimais manger les gâteaux de ma maman ». Et puis, on l’avait mise au dĂ©fi : « Si j’ai passĂ© ce diplĂ´me, c’est parce que y’a un copain qui m’a dit : t’auras jamais le diplĂ´me. Sur 3, 1 boulanger et 2 pâtissiers, ils n'ont pas eu leur CAP. Moi ça m’a pris 2 ans. Regardez les gars. » Arrive la fin de ce chapitre, prĂ©cipitĂ©e par ce que Sabine qualifie d’une erreur de sa part. Une soirĂ©e trop arrosĂ©e avec un collègue. Un accident, et l’ambiance au travail tourne au vinaigre. Sabine finit par faire appel au Prud’homme, et gagne. Son patron lui devait 2 mois de salaire, il en payera 4, et elle dĂ©marre pour Saint-Cyprien. « Ils Ă©taient rĂ©putĂ©s mais bon. C’est pas Paname quoi, c’est la brousse. »Â
Elle part pour la Normandie car l’arrière grand-mère de son aĂ®nĂ©e a une tumeur maligne. « Elle voulait voir sa petite fille avant de mourir. » « Non, pas la mĂŞme ambiance, mais bon. C’est la famille. Elle Ă©tait heureuse. SacrĂ©s souvenirs. » Quand on lui fait remarquer qu’elle a vu du pays, Sabine rĂ©pond « Ouais, mais que la France. Une fois la Belgique et… la Corse c’est français ? » On ne sait plus.Â
Sabine a envie de dire rajouter quelque chose, qu’elle cherche dans un long silence. « Faut pas oublier qu’il y a d’autres sans abri, dans tous les pays, qui sont dans la misère. Y’a de la misère dans tous les pays. T’as déjà vu un pays sans misère ? Même en Arabie Saoudite, y’a dl’a misère. Même à Dubaï il y a de la misère. Dans les plus grosses villes, y’a de la misère. »
Est-ce que Sabine a un message Ă adresser aux gens qui ont un toit ?
« Ouais. Que la vie change. Et… bonne chance. Changez votre avenir. Bonne chance. »
Elle s’évente avec son éventail. Un message d’espoir pour les femmes peut-être ?
« Ouais. Mais quand même, je suis pas féministe. Je suis pour tout le monde. Et les enfants qui dorment avec leurs parents dehors ? Et les réfugiés politiques qui arrivent, les Roumains, les pays de l'Est… ils arrivent en famille. Ils sont dehors et ne sont pas relogés. C’est dégueulasse tout ça. Je déteste l’injustice moi. Je suis balance, l’équilibre. »